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Conte saphirin
Il y avait une fois, dans un orient lointain, un petit pays qui
vivait en ordre et en harmonie ; chacun à sa place jouant le rôle pour lequel il
était fait, pour le plus grand bien de tous.
Agriculteurs, artisans, ouvriers, commerçants n'avaient qu'une
ambition, qu'un souci : faire leur travail de leur mieux, et cela en vue de leur
propre intérêt; d'abord parce qu'ayant choisi librement leur occupation elle
était conforme à leur nature et leur plaisait, ensuite parce qu'ils savaient que
tout bon travail trouvait sa juste rémunération leur permettant à eux, leurs
femmes et leurs enfants, cette vie calme et paisible, sans luxe inutile, mais
avec un large nécessaire qui leur donnait la satisfaction.
Les savants et les artistes peu nombreux mais ayant tous le
culte de leur science ou de leur art, leur raison d'être, avaient leur existence
assurée par le pays reconnaissant puisqu'il était le premier à bénéficier des
découvertes utiles, et à jouir des œuvres ennoblissantes. Ainsi à l'abri des
soucis de la lutte pour la vie, ces savants avaient un seul but : que leurs
recherches expérimentales, leurs études sérieuses et sincères servent à adoucir
les souffrances de l'humanité, à augmenter sa force et son bien-être en faisant
reculer le plus loin possible la superstition et la crainte devant la
connaissance qui éclaire et réconforte. Les artistes, dont toute la volonté
pouvait se concentrer sur leur art, n'avaient qu'un désir : manifester la beauté
selon leur conception individuelle la plus haute.
Parmi eux, en amis et en guides, se trouvaient quatre
philosophes dont toute la vie se passait en études profondes et en
contemplations lumineuses pour augmenter sans cesse le champ de la connaissance
humaine et relever un à un les voiles de ce qui est encore mystérieux.
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Tous étaient satisfaits puisqu'ils ne connaissaient pas les
âpres compétitions et pouvaient se consacrer à l'occupation ou à l'étude qui
leur plaisait. Étant heureux ils n'avaient pas besoin de lois nombreuses et le
code se résumait à ceci : à tous un conseil bien simple : "sois toi-même", et
pour tous une loi unique mais qui devait être rigoureusement observée : la loi
de Charité dont la partie la plus haute est la Justice, la charité qui consiste
à ne permettre aucun gaspillage et à n'entraver personne dans sa libre
évolution. Ainsi, tout naturellement, chacun travaille en même temps pour soi et
pour la collectivité.
Ce pays d'ordre et d'harmonie était gouverné par un roi qui
était roi simplement parce qu'il était le plus intelligent et le plus sage,
parce que lui seul était capable de fournir à tous ce qui leur était nécessaire
; lui seul était à la fois assez éclairé pour suivre et même guider les
philosophes dans leurs spéculations les plus hautes, et assez utilitaire pour
veiller à l'organisation et au bien-être de son peuple dont il connaissait les
besoins.
Au moment où commence notre récit, ce souverain remarquable
venait d'atteindre un grand âge — il était bicentenaire — et tout en ayant
conservé toute sa lucidité et en étant encore vif et alerte, il commençait à
penser à la retraite, un peu las des lourdes responsabilités qui avaient pesé
sur lui pendant tant d'années. Il appela son petit fils Méotha auprès de lui. Le
prince était un jeune homme en tous points accompli. Il était plus beau que ne
le sont en général les hommes, sa charité était si équitable qu'elle atteignait
à la justice, son intelligence était aussi lumineuse qu'un soleil et sa sagesse
était incomparable, car il avait vécu une partie de sa jeunesse au milieu des
ouvriers et des artisans pour connaître par expérience personnelle quelles
étaient les exigences et les nécessités de leur vie; et il avait passé le reste
de son temps, solitaire ou avec un des philosophes comme maître, en retraite
dans la tour carrée du palais, dans l'étude ou le repos contemplatif.
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Quand Méotha se fut incliné respectueusement devant son père,
celui-ci le fit asseoir à son côté et lui parla en ces ternies : "Mon fils,
voilà plus de cent soixante-dix ans que je gouverne ce pays, et quoique jusqu'à
ce jour tous ceux de bonne volonté aient paru satisfaits de ma direction, je
crains que mon grand âge ne me permette bientôt plus de supporter aussi
allègrement la lourde responsabilité de maintenir l'ordre et de veiller au
bien-être de tous. Mon fils, vous êtes mon espoir et ma joie; la nature a été
très généreuse envers vous, elle vous a comblé de ses dons, et par une sage et
normale éducation vous les avez développés de façon très satisfaisante. Le pays
tout entier, depuis le plus humble cultivateur jusqu'à nos grands philosophes, a
une entière et sympathique confiance en vous; vous avez su vous attirer à la
fois leur affection par votre bonté et leur respect par votre justice; ce sera
donc tout naturellement sur vous que se portera leur choix quand je demanderai à
jouir d'un repos mérité. Mais vous savez que selon un usage toujours respecté,
nul ne peut monter au trône s'il n'est en dualité, c'est-à-dire, s'il n'est uni
par les liens de l'affinité intégrale à celle qui peut lui donner la paix de
l'équilibre par un parfait balancement des goûts et des capacités. C'est pour
vous rappeler cette coutume que je vous ai fait venir, et pour vous demander si
vous avez rencontré la jeune femme qui est à la fois digne et désireuse d'unir
sa vie à la vôtre, selon notre désir."
— "Ce serait une joie pour moi, mon père, de pouvoir vous dire
: j'ai trouvé celle que tout mon être attend; mais, hélas, il n'en est point
encore ainsi. Les jeunes filles les plus évoluées du royaume me sont toutes
connues; pour plusieurs d'entre elles je ressens une sincère sympathie et une
vraie admiration, mais aucune n'a éveillé en moi cet amour qui constitue le seul
lien légitime, et je pense pouvoir dire sans me tromper que réciproquement
aucune
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d'elles n'a conçu de l'amour pour moi. Puisque vous êtes assez
bon pour faire cas de mon jugement, je vous dirai quelle est ma pensée. Il me
semble que je serais plus apte à gouverner notre petit peuple si je connaissais
les mœurs et les lois des autres pays ; mon désir est donc de parcourir la terre
pendant une année pour observer et m'instruire. Je vous demande, mon père, de
m'autoriser à faire ce voyage, et qui sait? peut-être reviendrai-je avec la
compagne de ma vie, celle pour qui je pourrai être entièrement le bonheur et la
protection."
— "Votre désir est sage, mon fils, allez et que la bénédiction
de votre père vous accompagne."
Sur l'océan de l'ouest se trouve une petite île précieuse par
ses précieuses forêts.
Par un radieux jour d'été, une jeune fille se promène lentement
à l'ombre des arbres magnifiques. Son nom est Liane; elle est belle entre toutes
les femmes, son corps souple ondule gracieusement sous les étoffes légères, son
visage au teint mat, qu'une bouche carminée fait paraître plus blanc encore, est
couronné d'une épaisse torsade de cheveux lumineux à force d'être dorés, ses
yeux qui semblent deux portes profondes ouvertes sur l'infini bleu, éclairent sa
figure de leur rayonnement intellectuel.
Liane est orpheline et seule dans la vie; pourtant sa grande
beauté et sa rare intelligence lui ont attiré bien des désirs passionnés ou des
amours sincères. Mais en songe elle a vu un homme, un homme qui doit habiter un
pays lointain à en juger par ses vêtements; et le regard doux et grave de
l'inconnu a pris le cœur de la jeune fille qui ne peut plus aimer un autre que
lui. Depuis lors elle espère et attend; c'est pour être libre de rêver au beau
visage apparu dans la nuit qu'elle se promène ainsi dans la solitude des hautes futaies.
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Le soleil éblouissant ne peut percer l'épais feuillage; le
silence est à peine rompu par le froissement léger de la mousse sous les pas de
la promeneuse; tout dort du lourd sommeil des heures chaudes, et pourtant elle
se sent vaguement troublée comme si des êtres invisibles se cachaient dans les
taillis, des yeux scrutateurs l'observaient de derrière les arbres.
Tout à coup un chant d'oiseau s'élance clair et joyeux; tout
trouble disparaît, Liane sait que la forêt est bienveillante; si des êtres sont
dans les arbres ils ne peuvent pas lui vouloir de mal. Une émotion très douce
s'empare d'elle, tout lui paraît beau et bon et des larmes montent à ses yeux.
Jamais son espoir n'a été aussi ardent en pensant à l'inconnu aimé; il lui
semble que les arbres qui frémissent sous la brise, la mousse qui craque sous
ses pas, l'oiseau qui reprend sa mélodie, lui parlent tous de Celui qu'elle
attend. À l'idée que peut-être elle va le rencontrer, frémissante elle s'arrête,
contenant de ses mains les battements de son cœur, les yeux fermés pour mieux
savourer l'exquise émotion; voilà que la sensation devient de plus en plus
forte, elle est maintenant si précise que Liane ouvre les yeux, certaine d'une
présence. Oh! prodige merveilleux! Il est là, Lui, lui en vérité tel qu'elle l'a
vu dans son rêve... plus beau que ne le sont en général les hommes. — C'était
Méotha.
D'un regard ils se sont reconnus, d'un regard ils se sont dit
les longueurs de l'attente et la joie suprême de s'être retrouvés; car ils se
sont connus dans un passé lointain, ils en ont maintenant la certitude.
Elle met sa main dans la main qu'il lui tend, et tous deux,
silencieux d'un de ces silences pleins de pensées échangées, ils s'en vont à
travers la forêt. Devant eux la mer apparaît sereine et verte sous le soleil
joyeux. Un grand navire se balance près du rivage.
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Docile, confiante, Liane monte derrière Méotha dans la barque
qui les attendait tirée sur le sable. Deux forts rameurs la remettent à la mer
et ont vite fait d'accoster au navire.
Ce n'est qu'en voyant la petite île s'effacer à l'horizon que la
jeune fille dit à son compagnon : "Je vous attendais, et maintenant que vous
êtes venu je vous ai suivi sans questionner. Nous sommes formés l'un pour
l'autre, je le sens, je le sais, et je sais aussi que maintenant et à tout
jamais vous serez mon bonheur et ma protection. Mais j'aimais mon île natale et
ses belles forêts, et je voudrais savoir vers quel rivage vous m'emmenez."
— "Je vous ai cherchée à travers le monde, et mainte- nant que
je vous ai trouvée, j'ai pris votre main sans rien vous demander, car dans votre
regard j'ai lu que vous m'attendiez. Dès cet instant et à tout jamais, ma bien-
aimée sera tout pour moi; et si je lui ai fait quitter sa petite île boisée,
c'est pour la mener en reine vers son royaume : le seul pays sur terre qui soit
en harmonie, le seul peuple qui soit digne d'Elle.
Octobre 1906
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